Même si cela faisait environ une semaine, les mots de la personne à qui j'avais fait une promesse me restaient en mémoire et me hantaient jours et nuits. Je n'avais pas vraiment réfléchi à ce que j'avais fait cette nuit-là, tout était arrivé si vite, et je ne contrôlais à peine mes mots. En à peine quelques secondes, je m'étais lié à cette démone qui ressemblait tellement à ma mère, mais qui n'était pourtant pas elle. Je lui avais promis de faire ce qu'elle voulait pour qu'il n'y ait plus aucun obstacle entre nous deux et son souhait était que la marque de mon cou, cette marque qui dictait à mes instincts ce que je devais faire, disparaisse à jamais de la surface de ma peau et de mon âme. Je n'avais pris conscience que bien après de l'ampleur de la promesse que j'avais faite. Mais je devais la tenir, non ? Nous avions besoin de l'autre.

Néanmoins, à chaque seconde qui passait, je doutais de moi, de ce que je voulais vraiment, de ce que je devais vraiment faire. J'étais pris entre deux démones, deux démones dont je ne savais rien. Peut-être qu'elles se connaissaient, je n'en avais aucune idée, mais rien que leur façon de se comporter lorsque quelqu'un m'approchait ne laissait présager rien de bon. L'une voulait soit-disant me protéger mais voulait au final sûrement me tuer, tandis que l'autre voulait mon âme. C'était la définition même de l'enfer, être pris au milieu de deux personnes, deux démones qui plus est. Et j'étais perdu, troublé. Qu'est-ce que j'étais censé faire ? Et surtout, qu'est-ce qui m'avait pris de venir à Tokyo, si c'était pour vivre ça ? Les fantômes du passé semblaient beaucoup plus réconfortants tout d'un coup...

Mais tant bien que mal, j'avais enfin pris ma décision. Et pour cela, j'avais besoin de parler à Sora. Je ne savais pas où elle se trouvait, quel genre de vie elle menait, impossible pour moi de la retrouver au milieu de tous ces habitants. Mais je ne devais pas oublier ce qui nous liait, ce qui lui permettait de sentir ce que je ressentais si j'avais bien compris et de savoir lorsque j'étais en danger. Et c'était cette dernière partie qu'il fallait prendre en compte. Si j'étais au bord du gouffre de la Mort, elle allait être obligée de se montrer. N'avais-je pas raison ?

Il commençait à être tard dans la journée. Le soleil déclinait lentement vers la terre. Dans quelques heures, il ferait nuit, et le ciel commençait à prendre une teinte rosée et orangée lorsque j'ouvris la porte qui menait au toit de l'immeuble sur lequel j'habitais. Mes intentions étaient tellement claires à présent. Elle serait obligée de venir. C'était le seul moyen que j'avais trouvé pour la croiser à nouveau. Je m'efforçais de penser à une chute vertigineuse du haut de l'immeuble en question. Si la marque fonctionnait ainsi, en y pensant assez fort, elle comprendrait mes intentions, même si elle était à l'autre bout du monde. Je me postais au bord du toit, contemplant l'étendue urbaine qui s'offrait à mes yeux. Puis je fermais ces derniers, repensant une dernière fois à ce que j'allais faire aussi fort que je le pouvais.

Au bord du toit, je repensais à notre dernière rencontre, où il s'était passé tant de choses. J'avais ressenti tellement de choses aussi. De la rage, une envie de vengeance, de la haine... et Sora avait réussi à me déstabiliser également. Quelle idée de me montrer son point faible... Quelque part, j'avais l'impression que je ne tiendrais pas longtemps, que l'envie de détruire le collier serait plus forte que mon envie de la faire souffrir comme elle l'avait fait avec moi. Mais j'avais envie de tenir bon. J'effleurai alors doucement mes lèvres du bout des doigts, pensif, me remémorant ce geste qu'elle avait fait avec les siennes. J'avais l'impression que ce moment venait de se passer il y a peine quelques minutes, je sentais encore ses lèvres touchant les miennes. Bizarrement, c'était un sentiment de rage mélangé à autre chose que je ressentais. De quel droit osait-elle faire ça ? C'était bien une démone, à se croire tout permis ! Mais cet autre chose... Akano Sora arrivait à déclencher en moi des émotions qui s'opposaient tellement entre elles que c'en était agaçant.

Et le doute revint, comme d'habitude. J'étais tellement troublé... Et si elle ne venait pas ? Eh bien je supposais que j'allais simplement en mourir, n'était-ce pas aussi simple que ça ? Je repensais encore à Chul Hei, aux moments qu'il avait passé à me dire que ce n'était pas le bon moment pour partir de ce monde. Certes, il avait réussi à me redonner un peu d'espoir, mais pour combien de temps ? J'étais bien trop désespéré pour espérer remonter entièrement le gouffre. Remonter, c'était possible, en sortir, non. Aussi, je me répétais la phrase qui était devenue une sorte de dicton pour moi.

« Si je vis, tant mieux, si je meurs, tant pis. »

Elle allait venir. Je le savais. Alors j'avançais d'un pas, mon pied ne rencontra aucun sol, et je ne regardais pas le vide qui se trouvait sous mes pieds.

Pour une fois, la journée s'était passée sans encombres, et j'hésitais franchement à faire péter le champagne pour fêter ça. Démone ou pas, un peu de calme, je n'allais pas cracher dessus. Surtout que mon corps, lui, était humain. J'avais beau disposer d'une capacité de guérison supérieure à la norme, je n'en restais pas moins fragile. La confrontation avec Sung Mi m'avait laissée de graves séquelles. Ma cuisse me lançait encore de temps en temps et on pouvait y voir une affreuse cicatrice. Mais la blessure la plus profonde qu'elle m'avait laissée était morale. Je doutais et remettais tout en cause autour de moi. J'étais dans cet état que les humains appellent dépression. Bien évidemment, je ne le montrais guère. Mais je restais perdue dans mes pensées, à longueur de temps. Pensées tournées vers mon passé, ma vie d'Ange, mon amour maudit, ma déchéance, ma malédiction et Ji Hoon. Surtout Ji Hoon. Cet Aion me perturbait plus qu'il ne le devrait. Pensivement je portais mes doigts à mes lèvres qui se souvenaient avec exactitude du goût des siennes. Pourquoi avais-je fait ça ? Ce n'était pas dans mes habitudes. Je me refusais à embrasser les personnes que je voulais corrompre. Mais cette fois, cela m'avait semblé si... naturel. Était-ce ce lien entre nous qui poussait mon corps à de tels gestes ? L'idée de ne plus être maître de moi-même me déplaisait fortement.

Je me laissais tomber en soupirant sur mon lit universitaire. Sung Mi avait raison. J'étais pitoyable. Même pas capable d'y voir clair dans ma tête. Moi qui cherchais à être appréciée et aimée, mais qui passais mon temps à torturer et tuer. Quelle logique Sora. C'était clair que je m'y prenais mal. Mais depuis cette histoire avec Takuya, je n'osais plus montrer mes sentiments et mes faiblesses. Sauf, encore une fois, à Ji Hoon. Ce Aion mettait fin à tous mes principes, toutes mes résolutions. Je ne contrôlais plus rien en sa présence. Et ça m'effrayait. J'avais peur de le voir à nouveau. Qui sait ce qui se passerait cette fois ? En même temps, pouvait-il y avoir pire que lui confier mon point faible ? Oui il y avait pire, mais ça... Non, je m'y refusais. Je ne voulais pas revivre ça.

Le soleil se couchait petit à petit quand une douleur me prit à la poitrine. Elle gagna en ampleur jusqu'à devenir insupportable. Une fois de plus, la peur s'immisça dans mes veines. Ji Hoon.

Je me levais précipitamment et sortis par la fenêtre, ignorant les plaintes et avertissements de ma colocataire. Je ne contrôlais plus rien de toute façon. Il était en danger, il avait besoin de moi. Même si j'avais voulu l'abandonner, le laisser seul comme il le désirait, ce lien m'en aurait empêchée. Alors je courrais dans les rues sombres de Tokyo, priant pour arriver à temps. Mes pas me menèrent devant un immeuble. Le sien. Je le reconnaissais pour l'avoir vu y entrer une fois où je le suivais afin de le protéger de sa stalkeuse qui n'était autre que Sung Mi. Mais où était-il ? Une douleur sourde me traversa et je portais la main à mon coeur. Mon regard s'éleva et je le vis. Non... Non, pas ça...

Je pénétrais dans l'immeuble et commençais à monter les marches quatre à quatre. Il fallait que j'arrive à temps. Il n'avait pas le droit de faire ça. Il ne pouvait pas me laisser comme ça. La douleur augmentait petit à petit, me coupant le souffle, mais je m'en réjouissais. Il ne fallait pas qu'elle cesse. Car si elle cessait, cela voudrait dire que... Non. Impossible.

Je poussais violemment la porte d'accès du toit et m'arrêtais, essoufflée. Je le vis basculer et me précipitais. Mes bras attrapèrent sa main et j'accusais le choc. Sans ma force surhumaine, j'aurais basculé avec lui. Mes yeux rencontrèrent les siens et je lui adressais un petit sourire.

« Je te manquais tant que ça ? »

J'essayais de le remonter, sans succès.

« Tu sais que t'es lourd ? Faudrait penser à faire un régime. »

J'étouffais un petit rire puis repris mon sérieux.

« Aide-moi à te sortir de là. Tu n'as pas le droit de partir comme ça. »

C'était une idée totalement dingue, je le savais, mais elle me correspondait après tout. J'aurais pu choisir un autre moyen, comme aller provoquer quelques anges et démons, ce qui ne m'aurait pas déplu, mais nous avions besoin d'être seuls pour la conversation qui allait suivre. Mais elle n'aurait peut-être jamais le temps de se rendre ici, si elle était à l'autre bout de la ville, et encore moins de monter les innombrables escaliers. Ce n'est pas que j'avais confiance en elle, c'était plutôt l'exact contraire, mais j'avais le sentiment et la certitude qu'elle allait venir. Après, qu'elle soit en retard ou non, ça ne dépendait que d'elle... et j'estimais lui avoir laissé suffisamment de temps pour réagir. Je plissais les yeux, admirant le soleil couchant pour peut-être la dernière fois. Mais qui sait... je restais à moitié démon, peut-être que cette chute n'était pas mortelle pour moi ? Il n'y avait qu'à tester. Une légère brise bougea paresseusement mes cheveux lorsque mon pied rencontra le vide et je ressentais alors la désagréable sensation de basculer en avant.

Mais la chute fut brusquement interrompue et mon premier réflexe fut de refermer ma main sur celles qui me tenaient et qui étaient maintenant mon seul rempart entre le sol et moi. Je relevais la tête en rouvrant mes yeux que j'avais auparavant fermés par instinct, et je croisais le regard de Sora. Qu'est-ce que je vous avais dit ? Je savais qu'elle viendrait. Il fallait avouer que j'étais plutôt fier de moi... Je lui répondis par un sourire sarcastique.

« Ne te flatte pas trop, qui te dit que j'avais envie que tu viennes ? »

Je la regardais d'un air légèrement agacé. Si j'étais si lourd, elle n'avait qu'à me lâcher ! Cependant je sentais qu'elle faiblissait mais elle n'avait pas l'air décidée à lâcher prise. Impossible de savoir ce qui la motivait en revanche. La marque, ou ses propres convictions ?

« Parce que tu crois être assez forte pour pouvoir m'empêcher de le faire ? »

Néanmoins, je venais de glisser de quelques millimètres, signe qu'elle n'allait pas tenir très longtemps. Aussi, de mon autre main libre, je m'agrippais au bord du toit et me hissais sur ce dernier, aidé de mes pieds contre le mur et de Sora qui me traînait vers un endroit plus sûr que le vide. Il n'empêche qu'elle pourrait être un peu plus douce, j'avais une sacrée marque sur le poignet... Tous les deux assis sur le sol, elle sûrement épuisée, je la fixais et m'éloignais un peu d'elle à la vue de notre soudaine proximité. Enfin je me levais.

Et enfin, je ne savais que dire. J'étais descendu de ce toit déterminé à en finir avec elle et j'en remontais plein de doutes. Serait-ce encore cette foutue marque qui m'influençait ? Je ne savais vraiment pas ce que je voulais... Je restais silencieux, cherchant mes mots et ce que je désirais vraiment. Troublé, je réalisais quelque chose. Si elle me surveillait... m'avait-elle vu en compagnie de ma pseudo-mère, cette dernière me prenant dans ses bras et me murmurant des mots pour calmer mes flots de larmes ? Pire, avait-elle entendu la promesse que mon sosie maternel m'avait faite faire ? Quoiqu'il en soit, si c'était vrai, elle allait tout de suite comprendre mes motivations... et elle n'allait sûrement pas s'en réjouir.

« Ecoute... tout ça doit s'arrêter. »

Je me rendais compte que j'hésitais beaucoup trop en prononçant ses simples mots pourtant lourds de sens, ma voix n'était pas aussi assurée qu'à son habitude. Elle allait forcément le sentir. Et éventuellement s'en servir contre moi ?

Mais j'avais fait une promesse, non ?

J'en oubliais presque celle que Sora m'avait faite. Trois victoires et la liberté m'attendait, et dans tous les sens possibles. Ca restait un marché raisonnable... mais de l'autre côté, j'avais quelqu'un qui me permettait d'atteindre le Salut et de me libérer de tous mes regrets.

Je ne tins pas compte de ses réflexions, sachant pertinemment qu'elles n'étaient que le fruit de sa fierté mal placée. Si Ji Hoon avait vraiment voulu mourir, il aurait choisi une mort plus amusante, pas un simple suicide. La vie, la mort, tout ça n'était qu'un défi pour lui. Et je sentais au fond de lui qu'il avait obtenu ce qu'il désirait. Quant à savoir pourquoi il voulait me voir, cela restait un mystère. Souhaitait-il obtenir ses trois victoires au plus vite ? C'était fort probable.

Sa main glissait doucement dans les miennes mais je ne lâchais pas prise. Il décida enfin de se sortir de là et remonta sur le toit pendant que je le tirais. Je me laissais tomber au sol, reprenant mon souffle. Mon regard s'attarda sur son poignet où mes doigts avaient laissé de longues marques bleutés. Je tendis la main vers sa blessure par réflexe mais il se releva et s'éloigna rapidement de moi. Ma main retomba sur le sol. Son rejet me blessait. Mais à quoi aurais-je dû m'attendre ? Et surtout, qu'est-ce que j'avais attendu au fond de moi ? C'était la question qui me perturbait le plus.

Je me levais à mon tour et le fixais, attendant qu'il se décide à me dire la raison pour laquelle il avait voulu me voir. Il semblait hésitant, en proie à des questionnements intérieurs. Je ne l'avais vu qu'une seule fois comme ça, et c'était le soir où cette sorcière de Sung Mi lui avait mis je-ne-sais-quoi en tête. À cette pensée, je fronçais les sourcils et serrais les poings.

« Ecoute... tout ça doit s'arrêter. »

Les bras m'en tombèrent. Sa voix avait perdu toute l'assurance et l'arrogance qui le caractérisait habituellement. Il semblait si... fragile ? Et cette fragilité, je la ressentais au travers de notre lien. Ji Hoon était perdu. Au moins autant que je l'étais.

Sans que je ne comprenne comment, je me retrouvais contre lui, mes bras autour de ses épaules, caressant doucement ses cheveux. Une fois de plus, mon corps avait réagi instinctivement. Mais je savais que rejeter la faute sur la marque était se leurrer. C'était autre chose. Un autre chose que je n'arrivais pas à définir et qui me troublait.

« C'est elle n'est-ce pas ? C'est elle qui t'a dit de faire ça. », murmurais-je à son oreille.

Ce n'était pas une question.

Je savais qu'il n'était qu'une question de secondes avant que mon étreinte ne soit violemment rejetée. Il ne la tolérerait pas. Alors je pris les devants et m'écartais de lui.

« Je t'ai fait une promesse Ji Hoon et je ne reviendrais pas dessus. Ça ne te suffit donc pas ? »

Je reculais de quelques pas, boitant légèrement. Avec ma course effrénée, la douleur dans ma cuisse s'était accrue. Je grimaçais légèrement en y portant la main. Peu m'importait de lui montrer ma faiblesse puisqu'il connaissait déjà le moyen le plus efficace de me tuer. Je reculais encore un peu jusqu'à rencontrer la porte sur laquelle je m'appuyais, soulageant ma jambe.

« Quoi qu'elle t'ait dit Ji Hoon... tu ne dois pas l'écouter. Je la connais depuis de nombreuses années, et même si ses mots sont agréables à entendre... »

Je lui lançais un regard triste.

« ... ce ne sont que du poison. »

Je frottais doucement mon poignet, où résidait à présent la preuve que la démone m'avait tiré d'affaire, si on pouvait le dire, par le biais d'une marque rougeâtre qui n'allait pas tarder à devenir bleutée, et qui contrastait sur ma peau pâle. Néanmoins, Sora n'était pas dupe, elle savait sûrement quelles raisons m'avaient poussé à faire ce geste plutôt qu'un autre. J'avais besoin de lui parler. Mon but premier était de couper tous les liens que j'entretenais avec elle, aussi surnaturels que sociaux. Je l'avais promis à quelqu'un qui m'était devenu cher en à peine une soirée, quelqu'un dont j'avais besoin. Mais au moment même où son regard croisa le mien, j'étais perturbé, impossible de laisser sortir les mots auxquels j'avais si longtemps pensé. J'étais quasiment sûr que je pouvais rejeter ça sur le compte de la marque. Cette dernière empêchait toute forme de rébellion de la même façon qu'elle obligeait Sora à me protéger de tous les dangers imminents. Néanmoins, j'arrivais à y résister, difficilement, et pas tout le temps, mais j'y arrivais. Etait-ce grâce à la puissance que je possédais depuis ma naissance et que j'avais développée au fil des années ou simplement parce que Sora tenait sa promesse, celle de ne pas entraver ma liberté ?

Mais cela ne changeait rien au fait que je doutais au fond de moi, et tant bien que mal, j'avais réussi à lui dire le fond de ma pensée. Et elle n'eut pas le genre de réaction que j'attendais. Certes, je m'attendais à un refus, mais pas de ce genre-là. En quelques secondes, je me retrouvais avec un poids contre moi, et je ne réagis pas, trop choqué pour le faire. A travers nos vêtements, je pouvais sentir la chaleur corporelle de la démone, mais paradoxalement, elle était tout aussi froide. Un peu de la même façon que moi.

Son geste, répétitif, sur mes cheveux, m'apaisa mais en même temps réveilla d'autres émotions. Mes principes voulaient que je m'écarte, mais elle le fit avant. Je l'interrogeais du regard. Ainsi elles se connaissaient ? Si elles s'étaient rencontrées, c'était peut-être bien pire (pour elles) que ce que je n'imaginais.

Et finalement ce fut de la rage qui prit possession de moi. Encore une fois, on me refusait ce que je voulais, alors que je ne demandais qu'une chose simple, qu'on me laisse tranquille, qu'on me laisse partir. Mais elle aussi avait refusé. Je serrais les poings et la fusillai du regard... mais le coeur n'y était pas. J'étais désespéré. Elle m'empêchait de réaliser ma promesse.

« Tu ne comprends pas. »

J'avais l'impression de revoir cette scène avec Chul Hei. Pourquoi avaient-ils tous la manie de me répéter les mêmes choses ?! Mais cette rencontre avec ma fausse mère (il fallait bien l'appeler comme ça, faute de savoir son nom) m'avait affaibli psychologiquement, je ne savais plus trop où j'en étais. C'était bien la première fois que je montrais autre chose que de la colère ou autres sentiments du même genre devant Sora d'une façon... aussi émotive.

« Je peux mourir des dizaines de fois, ça ne changera rien à ce que j'ai sur le coeur. Alors qu'elle peut me l'enlever. »

Je contemplais son visage triste. Si Sora disait vrai, j'étais déjà bien corrompu, et ce jusqu'au plus profond de mon âme et ça n'avait pas été si dur de me faire promettre ce que l'autre démone voulait. Mais tant pis. Entre deux démones, à qui faire confiance ? Aucune des deux.

« Je lui ai promis, Sora. J'ai besoin d'elle. »

Il est vrai que je ne connaissais pas les intentions du sosie de ma mère. Si elle disait vrai en affirmant qu'elle pourrait ensuite rester avec moi, ou si elle préférait plutôt prendre mon âme une fois celle-ci dépourvue de marque. Mais encore une fois, qui devais-je croire ?

« Je ne te demande pas grand-chose. »

Je lui faisais face. Quelques mètres nous séparaient. D'habitude, c'était elle qui le faisait, mais ce fut moi qui comblais alors ces quelques mètres en question. Dans un élan de colère, mon poing partit s'abattre à seulement quelques mètres de son visage sur le mur, tandis que de l'autre main, je posais cette dernière sur son épaule, comme si je m'y accrochais désespérément. Le pire était que je ne la regardais même pas dans les yeux. Dieu que j'avais l'air pitoyable.

« Je ne t'ai rien demandé jusqu'ici, alors pour une fois... »

Il ne me fallut qu'un regard pour comprendre qu'elle avait encore frappé. Do Sung Mi. La lueur d'incertitude et d'espoir mêlés qu'elle laissait derrière elle se reflétait à présent dans les yeux de Ji Hoon. J'accusais le coup, me maudissant de ne pas être intervenue lors de leur entrevue. Si seulement j'avais su, je l'aurais dépecée sur place pour l'empêcher de chanter pour lui. Car quiconque tombe entre les mains de Do Sung Mi n'a aucune chance d'en ressortir seul. Mais seul, il ne l'était pas. Il m'avait moi.

« Tu ne comprends pas. »

Alors explique-moi ! Dis-moi ce qui te tracasse et ce dont tu as besoin. Pourquoi ne pourrais-je pas comprendre et elle si ? Qu'avait-elle de plus ?

« Je lui ai promis, Sora. J'ai besoin d'elle. »

Sa déclaration me coupa le souffle. Le coup fut dur à encaisser. Elle. Encore elle. Toujours elle. Pourquoi c'était elle qui avait droit à tout ? Je bouillonnais de rage désespérée et n'entendis pas ce qui suivit. Je sentis à peine l'air qui siffla près de mon oreille quand son poing s'abattit non loin, pas plus que sa main sur mon épaule. Non, je ne sentais que mon coeur meurtri, toujours un peu plus.

« Tu es faible, et ridicule, tu ne sais même pas pourquoi tu te bas. Et tu penses pouvoir gagner l'aïon ? Bien sûr, qui voudrait d'une créature laide et vieillissante comme toi. Tu ne mérites même pas de le tuer ! Ha, ha ! »

Ses mots tournaient dans ma tête, de plus en plus vite. N'était-ce pas ce que Ji Hoon lui-même venait d'affirmer ?

« J'ai besoin d'elle. »

Non... Arrêtez... Taisez-vous...

Dans un cri de rage, je repoussais Ji Hoon et le fit tomber au sol, me jetant sur lui.

« Pourquoi ?! Pourquoi as-tu besoin d'elle ? »

J'appuyais sur ses épaules, l'empêchant de bouger. Tout se mélangeait dans mon esprit. La douleur, le doute, la colère.

« Que t'a-t-elle promis ? Le salut ? Que t'a-t-elle montré ? Quelque chose que tu désires ou une personne qui t'est chère ? C'est ce qu'elle fait toujours Ji Hoon ! Ne crois pas être spécial à ses yeux, elle ne veut que ton âme, comme à tous les autres. »

Les mots étaient durs, mais il fallait qu'il sache, il fallait qu'il s'échappe de son emprise. Je me calmais petit à petit et relâchais ma prise sur lui.

« Chez nous, on l'appelle la Sirène. Son nom est Do Sung Mi. Elle appartient au cercle de la Luxure et ne peut se passer de ce péché. Les hommes sont sa seule nourriture. Elle utilise sa voix pour former une illusion et promet monts et merveilles à ses proies. Mais ses promesses, elle ne les tient pas Ji Hoon. Elle n'a que faire de ces hommes. Seuls la luxure et les âmes lui importent. »

J'espérais que lui dire la vérité l'aiderait à ouvrir les yeux. Il le fallait. Mes mains s'aventurèrent sur son visage, replaçant quelques mèches qui barraient son front. Ces gestes m'apaisaient.

« Je ne te laisserais pas tomber entre ses griffes. Ma marque l'empêche de te toucher apparemment. »

Je me penchais et embrassais la fine cicatrice qui subsistait sur son cou. Des picotements traversèrent mon corps lorsque les deux morceaux de mon âme entrèrent en contact.

« Alors je continuerai de te protéger, que tu le veuilles ou non. »

Si j'avais une fois pensé que je ne pouvais pas haïr Akano Sora plus que je ne le faisais, je me rendais maintenant compte que j'avais tort. Elle et elle seule se dressait entre moi et ce qui me permettait d'atteindre la Rédemption. Ce n'était qu'un obstacle, mais un obstacle de taille, et je ne me sentais pas le coeur à le combattre. Pourquoi s'obstinait-elle à me gêner, à m'empêcher d'obtenir ce que je voulais ? Ne pensait-elle pas qu'elle m'avait déjà assez fait souffrir comme ça ? Après tout, je n'étais qu'un aion parmi les autres et en tant que démone, elle avait l'éternité devant elle... ne pouvait-elle pas jeter son dévolu sur quelqu'un d'autre que moi ? Si elle voulait tellement me protéger, elle n'avait qu'à me laisser partir, détruire les chaînes avec lesquelles elle m'avait enchaîné et cela me protégerait. De ma propre folie. Parce que j'allais devenir encore plus fou que je ne l'étais déjà si je croisais encore une fois celle qui prétendait pouvoir être celle que je voulais alors que ma promesse n'était pas tenue.

Sora avait besoin de comprendre ça. C'était vital pour moi, j'en avais tellement besoin, mais elle ne l'entendait pas de cette oreille. Je ne sais pas ce qui avait retenu mon poing de rencontrer son visage. Au lieu de ça, je l'écrasais contre le mur à côté et je m'accrochais désespérément à elle. Pitié... je ne demandais qu'une toute petite chose, et elle aussi serait libre, elle n'aurait plus à parcourir Tokyo en entier pour me retrouver lorsque j'étais en danger, plus à s'inquiéter des démons et anges qui m'approchaient, plus rien.

En quelques secondes, Sora m'avait poussé d'une force phénoménale contre le sol et me maintenait pour empêcher toute tentative de fuite. Je grimaçais, ressentant une certaine douleur au niveau de mes épaules et mon premier réflexe fut de tenir son poignet, pour essayer de défaire son emprise. Mais je ne bougeais plus. Au lieu de cela, j'écoutais, attentivement, ce qui semblait être la vérité, mais c'était comme si mon cerveau s'était fermé, devenait hermétique, ne voulait pas écouter. J'avais peur. Peur que Sora ait raison, peur de la vérité. Je voulais simplement rester persuadé que Sung Mi pouvait m'aider à partir un jour en paix.

Au moment où ses lèvres entrèrent en contact avec mon cou, je sentais la partie de mon âme qui ne m'appartenait pas s'agiter tellement que j'en fermais les yeux. Ca n'était pas douloureux, mais plutôt épuisant... et quelque part apaisant. Sans le vouloir, je desserrai ma prise sur son poignet, détendu.

Mais je repensais à sa propre promesse. Elle n'allait pas pouvoir maintenir ce lien plus longtemps si j'avais le dessus encore deux fois.

« Tu oublies ta promesse. Il suffit que tu perdes encore deux fois contre moi et tu ne pourras plus me protéger bien longtemps. »

Mais au lieu de l'attaquer, je pris le courage de la repousser légèrement, assez pour me dérober de son entrave. Je me redressais, reculais pour m'adosser au mur qui conservait maintenant la marque de mon poing. Néanmoins je repris position assise comme elle l'était, la fixant avec des yeux qui ne traduisaient aucune émotion particulière.

J'aurais pu m'en prendre à elle, essayer de me rapprocher encore plus du moment où elle allait devoir tenir sa promesse. Mais pas ce soir. J'étais trop fatigué pour faire quelque chose.

« Tu n'as jamais tué ta propre mère ? Et pleuré sa mort pendant des années alors que tout ce qu'elle faisait, c'était te hurler des injures et te battre chaque jour et qu'elle n'éprouvait aucune once d'amour pour toi, alors que toi, tu l'aimais à la folie ? »

A la folie, c'était bien l'expression adéquate... Je me fichais éperdument du fait que peut-être, cette Sung Mi voulait mon âme. Pour moi, elle représentait la Liberté elle-même.

« Elle peut très bien être la Sirène, mais elle lui ressemble beaucoup trop... Elle peut me permettre d'atteindre le Salut, m'enlever ce poids sur mon coeur. »

J'avais tout perdu de mes caractéristiques, l'aion arrogant, encore une fois, j'avais l'impression de voir en moi ce petit enfant, dévasté, traqué dans le monde entier, qui ne pouvait faire confiance qu'à lui-même.

« Tu comprends pourquoi j'ai besoin d'elle... Je vais devenir fou, Sora. »

Mais je l'étais déjà, non ?

Je sentais sa rage se déverser dans ses veines alors que je lui résistais. Il m'en voulait. Il m'en voulait car je refusais d'accéder à son souhait. Mes raisons, il n'en avait que faire à cet instant. Mais alors que je lui racontais qui était Sung Mi et quelle était sa façon d'agir, je sentis ses doigts se resserrer autour de l'un de mes poignets, me coupant la circulation. Ses yeux étaient hésitants. Il doutait. Il était effrayé, effrayé que tout cela soit vrai. Ça l'était, mais il n'était pas encore prêt à l'accepter. Néanmoins, son emprise se relâcha lorsque j'embrassais son cou.

« Tu oublies ta promesse. Il suffit que tu perdes encore deux fois contre moi et tu ne pourras plus me protéger bien longtemps. »

J'acquiesçais doucement.

« C'est vrai, et je ne la romprai pas. Mais ne compte pas sur moi pour te laisser gagner. »

Je me tendis, prête à recevoir une attaque, mais il se contenta de me repousser juste assez pour aller s'asseoir contre le mur. Ses yeux me fixaient sans vraiment me voir. Il semblait si las de tout. Je m'assis face à lui et attendis. Lorsqu'il se décida enfin à parler, ses mots me touchèrent de plein fouet. Ainsi, c'était ça la faiblesse de Ji Hoon. Sa mère. Une démone sans coeur, comme on en voit tant. J'avais en face de moi ce petit enfant chétif qui avait grandi bien trop vite et pas de la meilleure manière qu'il soit. Quant à Sung Mi, j'avais eu raison de soupçonner qu'elle utilise un être qui lui était cher pour le manipuler.

Je m'approchais de lui en glissant sur le sol et saisis sa main pour le forcer à me regarder.

« Je ne sais même plus ce qu'est une mère. Les Anges m'ont arrachée mes souvenirs humains en même temps qu'ils m'arrachaient mes ailes. Alors c'est vrai, je ne peux pas comprendre. »

Je levais les yeux au ciel, cherchant des étoiles cachées par le nuage de pollution qui surplombait la ville.

« Mais j'ai déjà aimé à la folie. Sauf que les Anges n'ont pas le droit d'aimer. Quand il m'a rejetée, j'ai sombré dans la folie et j'ai manqué de le tuer. »

Mon discours était incohérent mais je m'en fichais. Il était plus pour moi que pour lui. Je reposais mon regard sur le sien.

« Mais je comprends ce besoin d'obtenir un pardon. »

Je serrais sa main plus fort dans la mienne, pas très assurée quant à ce que j'allais faire.

« Je vais te libérer Ji Hoon. Mais promets-moi que je pourrais intervenir si elle essaye de faire autre chose que tenir sa promesse d'accord ? »

J'esquissais un petit sourire.

« Par contre, tu risques de ne pas trop apprécier ce que je vais faire. Mais c'est le moyen le plus rapide et le plus efficace. »

Je me penchais doucement vers lui. Mes yeux se fermèrent alors que je déposais mes lèvres sur les siennes. D'un coup de langue, je l'obligeais à ouvrir la bouche puis commençais à aspirer petit à petit cette part de moi qui résidait en lui.

Depuis le début, j'avais entre mes mains le moyen d'en finir. Si j'avais agi le jour de notre rencontre, peut-être que rien de ceci ne serait arrivé, et j'en serais encore à être chez moi, sans me demander si j'allais finir ma vie rattaché à une démone. Et jusqu'ici, je n'avais rien fait, si ce n'était que me défendre, mais pas assez visiblement. Sa puissance pouvait peut-être être inférieure à la mienne, mais je n'étais pas psychologiquement de taille contre elle. Ni contre aucun démon qui savait exactement où frapper... c'était leur rayon, la manipulation. Et là encore à ce moment, j'aurais pu lui sauter à la gorge, elle était vulnérable, aveuglé par sa haine envers Sung Mi, mais j'étais tout aussi faible qu'elle à cet instant, et je n'avais le coeur à rien. Au lieu de ça, je ne fis que la repousser pour m'asseoir en face d'elle. Et c'était enfin à mon tour de lui dire ma plus grande faiblesse, un mort. C'était totalement dingue. Je savais comment la tuer, et elle savait comment m'affaiblir considérablement et même me tuer à petits feux à présent. Nous étions quittes.

Je levais les yeux au ciel. Les Anges ne changeaient pas, toujours aussi cruels envers leurs confrères ? La seule chose qui les différenciaient des démons, c'était la façon dont ils s'appelaient, mais c'était tout. Je la regardais d'un air méfiant lorsqu'elle prit ma main dans les siennes. Elle n'avait jamais semblé aussi douce devant moi, je n'avais vu qu'une démone provocatrice, haineuse, jalouse, possessive jusqu'ici. Parce que c'était ce qu'elle était. Mais au final, il semblait y avoir quelque chose derrière cette image. C'était assez ironique quelque part... les démons pouvaient-ils vraiment avoir un coeur ?

Mais je savais qu'elle ne mentait pas. C'était vrai, on se ressemblait tellement tous les deux. Je savais qu'elle comprenait le besoin que j'avais d'implorer pardon à un quelqu'un qui était mort de mes mains. Je savais qu'elle avait ressenti ce qu'était une folie qui naissait d'un amour désespéré et non réciproque. Puis elle fit quelque chose à laquelle je ne m'attendais pas.

Alors juste comme ça ? Ce que je demandais depuis des semaines, elle allait me le donner juste comme ça ? Trop éberlué pour réagir, je ne commençais à fermer les yeux que quelques secondes plus tard, quand une douleur à peine descriptible me traversa tout le corps, devenant de plus en plus forte. J'avais l'impression de suffoquer, comme si c'était mon énergie vitale qu'elle aspirait et non la sienne. De panique, je me raccrochais à elle et au moment où j'allais franchir le seuil de l'inconscience, je brisais le contact entre nos lèvres, m'appuyant contre le mur pour garder l'équilibre. La respiration laborieuse, je posais la tête entre les mains, j'avais encore en tête la torture de sentir mon âme s'arracher de son propre corps.

« Arrête. »

Je me concentrais un moment. Mon âme était toujours là, en un seul morceau. Son aura était toujours aussi en moi. Rien n'avait changé. J'avais rompu le contact trop tôt, mais je ne pouvais pas supporter la douleur une seconde de plus. J'avais l'impression qu'en plus de reprendre son aura, elle prenait la mienne avec, me tuant doucement et douloureusement. Alors rien n'avait vraiment changé ? Comme si, en si peu de temps, mon âme et la partie de la sienne avaient appris à cohabiter, jusqu'à s'être légèrement entremêlées. Nous nous étions frôlés trop souvent, trop de contact avec la marque, alors l'aura de Sora avait fait ce qu'elle trouvait être le mieux pour me protéger.

Non. Il devait y avoir un autre moyen que celui-là. Il devait forcément en avoir un. J'avais fait une promesse à quelqu'un que je ne voulais pas décevoir. Mais la minuscule once d'espoir que j'avais auparavant semblait avoir disparu.

« C'est trop tard. »

Même moi j'avais du mal à me rendre compte de mes propres mots. De toute façon, il y avait forcément un autre moyen, je le savais.

Mon corps fut parcouru de frissons au moment-même où j'entrais en contact avec le sien. Mon âme avait reconnut la part esseulée dans son corps et en frémissait de joie. Quelle bonheur de se sentir complète. Un sentiment de plénitude m'envahissait alors que j'aspirais ma propre âme. J'en oubliais où j'étais, qui j'étais. La sensation était telle que je ne pus m'empêcher de me presser un peu plus contre le corps étranger pour me rapprocher de mon âme. Mais celle-ci m'échappait, fuyait. Je ne comprenais pas, pourquoi ? Pourquoi me fuyait-elle alors que nous n'étions qu'une ? Je me concentrais pour mettre plus de puissance dans mon extraction, et je sentis une poigne solide sur mes bras. L'autre devait souffrir. Qu'importe, je devais récupérer mon âme. J'en avais besoin.

Je la sentais venir petit à petit, mais elle n'était pas seule. L'âme de l'autre personne s'était mêlée à la mienne. Pourquoi ? Je n'en savais rien et m'en fichais. Je sentais que je devais récupérer mon âme, quel que soit le prix à payer pour cela. Si je devais prendre la sienne en même temps et le tuer, tant pis. Je ne savais même pas qui c'était. Enfin... peut-être l'avais-je su. Mais dans cet état de transe intérieure, rien d'autre que mon âme déchirée ne comptait.

Je suffoquais alors que je sentais l'autre âme résister à mon emprise. Le combat était douloureux, je me sentais écartelée de l'intérieur. J'essayais de démêler nos âmes mais elles semblaient avoir fusionné pour ne faire qu'une. Était-ce seulement possible ? Des larmes de douleur coulèrent sur mon visage sans que je ne m'en rende compte, trop concentrée sur ce combat intérieur. Quand tout à coup, le contact cessa. Je vacillais, essoufflée et blessée. Mes yeux papillonnèrent, retrouvant peu à peu la réalité qui m'entourait. Je vis Ji Hoon, livide, contre le mur. Il semblait mal lui aussi. Et je réalisais que c'était lui que j'avais essayé de tuer en voulant récupérer mon âme.

« Arrête. »

Sa voix était faible, brisée, apeurée. Je n'osais l'approcher de peur de lui faire du mal à nouveau. Au bout de plusieurs secondes, je remarquais que mes larmes coulaient toujours. Je ne les essuyais pas, trop faible pour oser perdre un de mes appuis sur le sol. Sans même le toucher, je pouvais sentir mon âme en lui. Que s'était-il passé ? Jamais je n'avais entendu parler de ce phénomène. On pouvait empoisonner une âme de la nôtre mais elles se repoussaient en permanence, créant une instabilité chez le porteur. Et il était possible de l'en débarrasser avec une facilité enfantine. Alors pourquoi n'était-ce pas le cas ? Ma malédiction avait-elle modifié le processus ? Ou alors était-ce l'instabilité de la puissance de Ji Hoon ?

J'étais complètement perdue. Cette marque, faite sur un coup de tête, par simple jeu, se retournait bien trop contre moi. Nous nous retrouvions liés, bien trop liés, contre notre gré.

« C'est trop tard. »

Je relevais la tête vers lui. Il avait raison.

« Ce... ce ne devrait pas être trop tard. Nos âmes... elles ne sont pas censées faire ça... »

Qu'allait-il se passer par la suite ? Allions-nous peu à peu perdre notre liberté ? Je ne pouvais le concevoir. J'avais toujours revendiqué ma liberté, ce n'était pas pour l'ôter à quelqu'un d'autre. Mais je ne savais pas comment le libérer. À moins que...

« Je suis désolée Ji Hoon. »

Je m'approchais de lui, ma décision était prise. Doucement, je le pris dans mes bras et posais ma tête sur son épaule.

« D...Donne-moi juste l'impression d'être aimée, au moins une fois dans ma vie. »

Je restais ainsi un petit moment avant de m'écarter et de lui sourire.

« Merci. »

Et je tirais d'un coup sec sur mon pendentif.

Tous les deux, nous perdions le contrôle de la situation. Rien ne se passait comme tout devait se passer, comme ce que nous avions prévu. Les âmes étaient finalement quelque chose de fragile et instable, qu'on ne pouvait pas manipuler à notre guise comme elle avait voulu le faire. Et nous en payons le prix, elles avaient fini par se frôler, s'entremêler très légèrement entre elles, les rendant presque impossibles à délier. Si elle récupérait son âme, elle récupérait la mienne. Mais pas seulement une partie, un morceau, mais mon âme toute entière. Il nous était alors impossible de briser ce lien. Sinon c'était la mort qui m'attendait derrière. Je ne savais pas si je devais me sentir désespéré de cette conclusion, mais une chose est sûre, je n'allais pas passer le reste de ma vie relié de cette façon à un démon. De toute façon, il devait y avoir un moyen de récupérer nos âmes respectives entièrement d'une autre manière que celle-ci. Il devait forcément en y avoir un.

Doucement, je l'implorais d'arrêter. Elle ne pouvait pas continuer à m'infliger une torture pareille. Jamais auparavant je n'avais senti ça, et croyez-moi que j'aurais préféré de jamais avoir à le faire. Ce n'était pas comme si on vous vidait lentement, petit à petit, de votre sang, ou comme si on vous transperçait le coeur. C'était pire. Sentir son âme partir de son corps, c'était tout simplement affreux, et jamais je ne voulais revivre ça.

Ce n'était pas Sora en elle-même qui me faisait peur, mais ce dont elle était capable. C'était mon esprit qui était effrayé, il ne voulait simplement pas qu'on lui enlève ce qui faisait maintenant presque partie de lui, qui du moins "cohabitait" avec lui.

Et ma rage envers elle ne s'était toujours pas éteinte. C'était elle qui avait commencé toute cette histoire, n'était-elle pas capable de la finir correctement ? Pourquoi n'avait-elle pas compris qu'à un moment donné, nos âmes se sont liées ? Et je me blâmais aussi, pourquoi est-ce que nous ne l'avions pas senti plus tôt que maintenant ?

Mais c'était trop tard, comme je le disais. Je ne sais pas comment cette conclusion m'était venue, mais je savais que c'était trop tard. Je croisais son regard et je voyais qu'elle avait l'air aussi perdue que moi. Ni l'un ni l'autre ne comprenions ce qui nous arrivait.

« Oui, elles ne sont pas censées faire ça... alors pourquoi est-ce qu'elles le font ? Ce n'est pas toi qui t'y connaît dans ce domaine ? »

Oh, s'il te plaît, dis-moi juste que tout ne va pas se finir comme ça... Malgré mon désir de rester hermétique à ses excuses, je ne restais pas insensible à son étreinte. Qu'est-ce que c'était vouloir dire exactement ? Et surtout, quelles étaient ses intentions ? Quand finalement je commençais à comprendre, elle ne me fit qu'un pauvre sourire. Pendant ce temps-là, je fixais le pendentif qui heurtait maintenant le sol, dans un tintement à peine audible. Abasourdi, je ramassais avec lenteur ce dernier, essayant d'accepter ce qu'il venait de se passer. Le bijou semblait avoir perdu tout son éclat. Elle n'avait pas fait ça... si ?

Je levais les yeux vers elle. Elle était tombée à genoux, et pourtant toujours aussi droite, ses cheveux masquaient son visage. Mon poing se referma autour du collier. Je le laissais retomber au sol, tandis que d'un geste, je saisis la démone par le col. Elle s'était vraiment suicidée, alors ?

Même si j'avais rêvé de la voir sans vie, je ne pouvais empêcher la colère qui montait en moi. Non. Je lui avais dit de me laisser partir avant elle. Elle ne pouvait pas décider du moment où elle allait quitter ce monde alors que moi je n'avais jamais eu le courage de le faire. Elle ne pouvait pas me faire ça.

« Sérieusement, ça t'arrive souvent de faire des choses pareilles sur un coup de tête ? Pour un aion en plus ! T'as vraiment des problèmes, Akano Sora, il aurait peut-être fallu t'en rendre compte avant de faire des conneries ! »

Mais je n'étais pas en train de parler à une morte, déjà ? L'un de mes regrets était de ne pas m'être vengé de tout ce qu'elle m'avait fait subir. Un autre, était de ne pas avoir pu empêcher ça. Oh que oui, je lui en voulais. Qu'est-ce qui lu était passé par la tête pour faire des choses pareilles ? Parce qu'elle ne pouvait pas mourir avant moi, elle ne pouvait pas ! Et tandis que je laissais déverser ma rage dans des flots de paroles, je ne pouvais m'empêcher de ressentir que quelque chose manquait. Et je me rendis compte d'autre chose. La petite partie de l'âme de Sora en moi... était toujours là.

« Tu n'es pas morte... non ? »

Je la lâchais. Et j'avais l'impression que ce corps en face de moi, était toujours en vie. Et j'espérais que c'était vrai. J'avais maintenant une nouvelle raison de lui en vouloir encore plus. Mais le pendentif était détruit.

J'entendis le claquement de la chaîne lorsqu'elle se brisa, me meurtrissant légèrement la nuque. Puis ce fut le vide. Je sentais mes forces me quitter peu à peu. Alors c'était à ça que ça ressemblait, la mort ? J'imaginais plutôt quelque chose d'instantané en vérité. Mon corps me lâcha et je me sentais partir. Allez la mort, viens vite me chercher. Je t'attends depuis si longtemps. Prends-moi dans tes bras et emmène-moi avec toi. Que je cesse d'exister et de souffrir. Où es-tu mon amie ?

Je sentis une secousse. Que se passait-il ?

« Sérieusement, ça t'arrive souvent de faire des choses pareilles sur un coup de tête ? Pour un aion en plus ! T'as vraiment des problèmes, Akano Sora, il aurait peut-être fallu t'en rendre compte avant de faire des conneries ! »

Cette voix... je ne l'entendais qu'à peine, comme à travers un voile. Ji Hoon. Non, laissez-moi partir. Je veux juste partir, s'il vous plaît... Je ne pouvais pas supporter les reproches et paroles pleines de haine qui me tombaient dessus. Ne pouvait-il pas me laisser mourir en paix ? N'était-ce pas ce qu'il voulait ? L'ingrat, c'était pour lui que je le faisais. Alors qu'il me laisse. Et toi la Mort, où es-tu ? Pourquoi es-tu si longue à m'emmener ? Je n'en peux plus, viens me chercher !

J'étais faible, vidée de toutes mes forces. Mon coeur ne tarderait pas à lâcher lui aussi non ? Alors pourquoi continuait-il de battre ? Pourquoi ses battements ne faiblissaient-ils pas ? Pourquoi avais-je cette sensation de chaleur tout à coup ? La mort n'était-elle pas censée nous rendre froid comme la pierre ?

« Tu n'es pas morte... non ? »

Ne raconte pas n'importe quoi. Il a dit que je mourrais. Si je retirais ce pendentif, je mourrais. Pourquoi m'aurait-il menti ?

Ne sentant aucun changement, j'essayais d'ouvrir les yeux... et tombais sur le visage de Ji Hoon. Non... comment était-ce possible ? Je cherchais frénétiquement autour de moi et trouvais le médaillon. Il ne brillait plus. Alors pourquoi ?

« Pourquoi ne suis-je pas morte ? », murmurais-je.

Je ne comprenais pas. J'aurais dû mourir. Pourquoi rien ne marchait ? De colère, j'abattis mon poing sur le sol. Une douleur suraiguë traversa mon bras. Je baissais le regard et vis du sang s'écouler de mes jointures. Un mouvement m'informa que mon poignet était fracturé. Que... comment était-ce possible ? Avec ma force, ça aurait dû être le sol qui se serait fissuré...

Apeurée, je me relevais et couru vers une antenne du toit. De ma main valide, je la saisis et essayais de la tordre. Elle ne bougea pas d'un pouce. J'examinais à nouveau ma main blessée. Le sang s'écoulait sans que le processus de guérison ne se soit enclenché. Je relevais un regard affolé vers Ji Hoon. Je n'étais pas morte et je sentais encore mon aura en lui. Tout avait échoué. Mais pire encore...

J'avais perdu mes pouvoirs.

Je voyais un démon mourir sous mes yeux, et pour la première fois de ma vie, je souhaitais au fond de moi que tout ceci ne soit qu'un songe, que rien de tout ceci ne soit réel. Bien sûr, je détestais toujours autant Sora, et je m'étais toujours demandé si cela allait changer un jour (visiblement non), mais je ne voulais pas qu'elle meure. Si je devais souffrir, ce ne serait pas seul. Et peut-être que le fait que nos âmes soient aussi liées, maintenant que j'avais compris cela, me dictait aussi de ne pas vouloir sa mort. Mais je savais qu'il n'y avait rien à faire. Si elle arrachait le pendentif, elle mourrait, elle n'avait aucune raison de mentir à propos de ça, si ce n'est que pour me tendre un piège. Mais j'en doutais.

Et une question me vint à l'esprit : pourquoi ? Qu'est-ce qui avait bien pu passer dans sa tête pour la pousser à faire ça ? Evidemment, je devais y être pour quelque chose, mais pour la pousser à se suicider... il n'y avait rien, non ? Il était inutile de vous dire que j'étais perturbé. Une démone, bon sang, une démone ! Ce n'était pas dans sa nature de sacrifier sa vie pour la mienne ! Je ne pouvais empêcher tout le flot de paroles qui me venait en tête, il fallait que je le dise, que je lui fasse comprendre qu'elle était vraiment trop stupide pour faire ça pour quelqu'un comme moi. Même si actuellement, j'étais sûrement en train de parler à un cadavre. Son cadavre. Et j'étais en colère. J'étais censé partir avant elle. Pas après.

Néanmoins, il y avait quelque chose d'étrange. Son aura, enfermée à l'intérieur même de mon corps, était toujours là, intacte, rien n'avait changé. Se pourrait-il que cette petite partie de son âme, qui n'était plus en contact direct avec elle, soit conservée ? Et tandis que j'essayais encore de réaliser ce qu'il venait de se passer, je levais les yeux et croisais le regard de la démone.

Et là je me demandais si ce n'était pas plutôt un rêve, vraiment.

Abasourdi, je la regardais, interdit, attendant une quelconque réaction. Elle ne pouvait pas être vivante, son médaillon était brisé ! Pourtant, sa poitrine se soulevait doucement au même rythme que sa respiration, ses yeux ne fixaient pas le vide comme ceux des morts et elle bougeait. Ok, ça commençait vraiment à devenir glauque. Elle murmura alors quelques mots qui me confirmaient alors que je n'étais pas en train de rêver. Et ça relevait de l'impossible.

En la regardant et observant ses symptômes, je commençais à comprendre certaines choses. C'était impossible... il y avait sûrement plusieurs possibilités pour expliquer ce phénomène, mais c'était impossible... Après sa tentative échouée pour tordre l'antenne, je la fixais, ayant l'air aussi perdue qu'elle.

« Tu es... humaine ? »

L'idée était tellement ironique que j'aurais pu en rire si le moment n'était pas aussi grave. Comment était-ce possible ? Même si je devais avouer que ce n'était pas mon problème, malgré le fait que je ne voulais pas qu'elle meure de cette façon et maintenant, je me sentais plus ou moins concerné par ce qu'il lui arrivait. N'était-ce pas un peu de ma faute quelque part ? Je n'allais pas m'apitoyer sur mon sort ou me blâmer autant, mais j'étais fautif quelque part.

Mais je sentais encore son aura, certes faible, mais elle gardait son empreinte de démone. Alors pas si humaine que ça ? Pourtant, j'avais beau regarder, ses plaies ne se refermaient pas, le sang n'arrêtait pas de couler. Tous les deux, nous ne savions que faire, mais une idée me traversa soudain l'esprit. Je savais qu'il n'allait pas être heureux, ayant compris qu'il ne portait pas Sora dans son coeur lors de notre dernière rencontre, mais Chul Hei pouvait être quelqu'un qui pourrait nous guider et trouver les réponses.

Je me redressais. Le pendentif, toujours au sol, attira mon attention. Discrètement, je le glissais dans ma poche, sans raison particulière. Mais cela pouvait toujours être utile... Je m'approchais de la jeune femme et saisissais son poignet qui n'était pas en mauvais état.

« Viens. J'ai quelqu'un qui peut t'aider. »

J'aurais pu dire "nous"... mais j'insistait pour faire la distinction entre nous deux. Nos âmes étaient peut-être entremêlées, mais cela n'enlevait en rien toute la rage que j'avais contenue jusque là contre elle. Mais étrangement, cette même colère semblait s'être apaisée presque totalement depuis quelques minutes. Je faisais à présent face à une démone bien inoffensive, non ?

Je la traînais dans les escaliers de l'immeuble sans ménagement. Heureusement, le trajet n'était pas bien long. Je passais devant mon propre appartement sans y adresser un regard et je m'arrêtais devant celui que partageaient Chul Hei et Miwa. Un peu brutalement, je frappais plusieurs fois sur la porte, sentant l'ange derrière celle-ci et espérant qu'il pourrait apporter des réponses. Il n'était certes pas la science infuse, il me l'avait déjà dit, mais je lui faisais confiance. Cependant, je me demandais quel genre de réaction les deux pouvaient avoir... Sora ne savait peut-être pas que je connaissais l'ange et ce dernier n'avait pas l'air de l'apprécier...

Lorsque la porte s'ouvrit, je vis son regard interrogateur. Entre l'une qui saignait et moi qui était tellement pâle, ne m'étant toujours pas remis de ma presque-mort, nous formions un joli tableau...

« Chul Hei, je sais, c'est pas le moment, mais j'ai vraiment besoin de toi. Maintenant. »